Bonjour à toutes et tous,
Lisant un ancien numéro de Go World, le numéro 52 pour être plus précis (p. 51), je suis tombé sur un article où le grand Sakata Eio (9p, auteur de "Killer of Go") revient sur les instants marquants de sa carrière. Je ne résiste pas à vous faire profiter d'un passage assez émouvant et profond de son parcours pour, si ce n'est initier un débat (car avons-nous en France le niveau pour avoir un quelconque avis lapidaire à ce propos ?), du moins pousser à une certaine réflexion... En tout cas, moi ça me laisse un peu rêveur tout ça
Pour vous situer le contexte de cet extrait : nous sommes en 1963 au Japon. Sakata Eio a 43 ans. Il affronte le titulaire du titre de Meijin, Fujisawa Shuko (9p). Il a remporté les deux premières parties et se voit déjà vainqueur de la confrontation. Mais Fujisawa se reprend avec brio et remporte les trois parties suivantes : Sakata pense qu'il ne pourra plus revenir. Il est au fond du gouffre, dans un état "quasi névrotique" : il a perdu tout appétit et reste cloitré dans son bureau toute la journée, assis et paralysé à l'idée de subir une quatrième défaite consécutive dans la rencontre à venir, ce qui entacherait durablement, selon lui, la belle carrière qu'il s'est construit jusqu'alors.
Voici l'état dans lequel il se trouve à cet instant et maintenant voici ce qu'il se passa, il raconte :
"Et c'est alors que je fis une chose étrange. Naturellement, presque inconsciemment, je pris quelques livres des étagères de mon bureau et commençai à les feuilleter. On y trouvait un recueil des parties de Genjo, Chitoku, Jowa, Shuwa, Shusaku, etc. - tous les grands joueurs du passé. Je me mis à jouer ses parties sur le goban. Comme j'ai pu vous le dire précédemment, ceci était vraiment inhabituel de ma part ; je n'étudiais que rarement dans les livres. A vrai dire, ma femme se moqua de moi quand elle me vit, après toute ces années, assis sur le sol à analyser minutieusement un livre de Go.
Je ne cherchai pas à découvrir de nouveaux coups à jouer, car le niveau technique avait incroyablement progressé entre les temps anciens et modernes. Mais si on laissait de côté les coups discutables au fuseki, les parties de ces jours anciens donnaient à voir quelques grandes et authentiques batailles. Je pris conscience de quelque chose d'autre : les joueurs d'alors combattaient avec bien plus d'intensité que ceux d'aujourd'hui. Le devenir des maisons héréditaires auxquelles ils appartenaient dépendaient de la victoire de ces maîtres pour leurs survies. Il y a un monde de différences entre un tel niveau de responsabilité et celui des joueurs actuels ne luttant que pour l'argent et leur fierté personnelle. A mesure que je reproduisis les parties, je ressentis de manière palpable la majestueuse dignité avec laquelle ils jouaient leurs coups.
J'étais dans une situation désespérée, mais cela n'avait aucun sens de perdre la tête et de jouer de manière déraisonnable. Quoiqu'il devait arriver, je décidai de jouer au meilleur de mes capacités, de jouer une partie dont je serai fier par la suite et sans le moindre regrets. Si je devais perdre, très bien ; j'aurai perdu mais je serai resté fidèle à moi-même.
Ces pensées me calmèrent et, soudain, le monde me sembla bien plus lumineux."
Est-il besoin d'ajouter qu'après ça, Sakata Eio remporta le titre de Meijin contre Fujisawa Shuko en cette année 1963 (et que, pour l'anecdote, tout le monde se moqua de lui sur l'air du "c'est bien étrange que tu te sois mis soudainement à étudier le go !" ).
Ces propos m'intriguent. Ils me poussent à m'interroger sur la nature de l'engagement qu'un joueur doit avoir dans sa manière d'aborder une partie de Go.
Dans la droite ligne de toute la littérature ayant pu être écrite sur le Go en tant que miroir de l'âme, ce niveau d'engagement se ressent-il à ce point dans les parties des joueurs de l'ère Edo ? Et vous semble t-il vrai que l'on ne ressent plus une telle ferveur dans les parties plus contemporaines ? Vaste et délicat sujet à l'adresse de mes senpai sur le forum, vous qui avez visionné et compris bien plus de parties que je n'ai pu le faire...
Après peut-être ne s'agissait-il que du fantasme d'un 9p en déroute ayant juste besoin, à ce moment, de se rassurer sur son go par l'introspection provoquée par la reproduction des parties célèbres de ses ainés
A vous de voir
Lisant un ancien numéro de Go World, le numéro 52 pour être plus précis (p. 51), je suis tombé sur un article où le grand Sakata Eio (9p, auteur de "Killer of Go") revient sur les instants marquants de sa carrière. Je ne résiste pas à vous faire profiter d'un passage assez émouvant et profond de son parcours pour, si ce n'est initier un débat (car avons-nous en France le niveau pour avoir un quelconque avis lapidaire à ce propos ?), du moins pousser à une certaine réflexion... En tout cas, moi ça me laisse un peu rêveur tout ça
Pour vous situer le contexte de cet extrait : nous sommes en 1963 au Japon. Sakata Eio a 43 ans. Il affronte le titulaire du titre de Meijin, Fujisawa Shuko (9p). Il a remporté les deux premières parties et se voit déjà vainqueur de la confrontation. Mais Fujisawa se reprend avec brio et remporte les trois parties suivantes : Sakata pense qu'il ne pourra plus revenir. Il est au fond du gouffre, dans un état "quasi névrotique" : il a perdu tout appétit et reste cloitré dans son bureau toute la journée, assis et paralysé à l'idée de subir une quatrième défaite consécutive dans la rencontre à venir, ce qui entacherait durablement, selon lui, la belle carrière qu'il s'est construit jusqu'alors.
Voici l'état dans lequel il se trouve à cet instant et maintenant voici ce qu'il se passa, il raconte :
"Et c'est alors que je fis une chose étrange. Naturellement, presque inconsciemment, je pris quelques livres des étagères de mon bureau et commençai à les feuilleter. On y trouvait un recueil des parties de Genjo, Chitoku, Jowa, Shuwa, Shusaku, etc. - tous les grands joueurs du passé. Je me mis à jouer ses parties sur le goban. Comme j'ai pu vous le dire précédemment, ceci était vraiment inhabituel de ma part ; je n'étudiais que rarement dans les livres. A vrai dire, ma femme se moqua de moi quand elle me vit, après toute ces années, assis sur le sol à analyser minutieusement un livre de Go.
Je ne cherchai pas à découvrir de nouveaux coups à jouer, car le niveau technique avait incroyablement progressé entre les temps anciens et modernes. Mais si on laissait de côté les coups discutables au fuseki, les parties de ces jours anciens donnaient à voir quelques grandes et authentiques batailles. Je pris conscience de quelque chose d'autre : les joueurs d'alors combattaient avec bien plus d'intensité que ceux d'aujourd'hui. Le devenir des maisons héréditaires auxquelles ils appartenaient dépendaient de la victoire de ces maîtres pour leurs survies. Il y a un monde de différences entre un tel niveau de responsabilité et celui des joueurs actuels ne luttant que pour l'argent et leur fierté personnelle. A mesure que je reproduisis les parties, je ressentis de manière palpable la majestueuse dignité avec laquelle ils jouaient leurs coups.
J'étais dans une situation désespérée, mais cela n'avait aucun sens de perdre la tête et de jouer de manière déraisonnable. Quoiqu'il devait arriver, je décidai de jouer au meilleur de mes capacités, de jouer une partie dont je serai fier par la suite et sans le moindre regrets. Si je devais perdre, très bien ; j'aurai perdu mais je serai resté fidèle à moi-même.
Ces pensées me calmèrent et, soudain, le monde me sembla bien plus lumineux."
Est-il besoin d'ajouter qu'après ça, Sakata Eio remporta le titre de Meijin contre Fujisawa Shuko en cette année 1963 (et que, pour l'anecdote, tout le monde se moqua de lui sur l'air du "c'est bien étrange que tu te sois mis soudainement à étudier le go !" ).
Ces propos m'intriguent. Ils me poussent à m'interroger sur la nature de l'engagement qu'un joueur doit avoir dans sa manière d'aborder une partie de Go.
Dans la droite ligne de toute la littérature ayant pu être écrite sur le Go en tant que miroir de l'âme, ce niveau d'engagement se ressent-il à ce point dans les parties des joueurs de l'ère Edo ? Et vous semble t-il vrai que l'on ne ressent plus une telle ferveur dans les parties plus contemporaines ? Vaste et délicat sujet à l'adresse de mes senpai sur le forum, vous qui avez visionné et compris bien plus de parties que je n'ai pu le faire...
Après peut-être ne s'agissait-il que du fantasme d'un 9p en déroute ayant juste besoin, à ce moment, de se rassurer sur son go par l'introspection provoquée par la reproduction des parties célèbres de ses ainés
A vous de voir