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    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    lepassant

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    Documentation La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par lepassant Sam 10 Jan 2015 - 18:10

    Rappel du premier message :

    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 Honinbo_ShusaiLa partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 14cz8m9
    Honinbo Shusai à gauche et Go Seigen à droite

    Une partie de go se joue à deux, mais la partie du siècle se joua à trois. Elle mit aux prises Matsutaro Shoriki, Go Seigen et Honinbo Shusai.

    Acte I: Le bateleur, Matsutaro Shoriki


    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 678f0d8f941afa60c11d2fa5eb5481e5
    Matsutaro Shoriki

    En 1933, le journal Yomiuri Shinbun sortit son 20.000e numéro. Pour fêter l'événement, le propriétaire de ce quotidien, le magnat de la presse Matsutaro Shoriki, décida d'organiser un tournoi de go. L'intention n'était pas neutre, à n'en pas douter, car en homme d'affaire avisé, M. Matsutaro avait dans l'idée de faire de ce tournoi un événement retentissant, dont son journal bien sûr s'assurerait la primeur.
    Fort logiquement donc, M. Matsutaro invita le plus fort joueur de l'époque, en quelque sorte le champion du monde, Honinbo Shusai, à jouer la finale. Et pour désigner son adversaire, il mit sur pied un tournoi, un des premiers du genre: un tournoi à élimination directe, entre 16 joueurs parmi les plus forts du Japon.
    A l'époque, c'était quasi inédit, très novateur, très moderne. Et pourtant, à côté de ça, pour une raison qui reste encore à déterminer, toutes les parties de ce tournoi se jouèrent selon la manière traditionnelle, et même déjà passéiste: sans komi, c'est-à-dire sans contrebalancer l'avantage qu'a noir d'être le premier à jouer. Je dis passéiste, car à la même époque l'usage du komi commençait à se répandre. Sans être totalement absconse, cette juxtaposition de la modernité et de la tradition était quand même surprenante. Mais M. Matsutaro organisait, promouvait et finançait le tournoi, il avait donc tout pouvoir.

    De plus, il conviendrait de signaler que les joueurs ne disposaient pas tous du même temps de jeu. En effet, le temps alloué dépendait du niveau: plus les joueurs aux prises avaient un niveau élevé, plus ils avaient de temps. Il s'agissait là d'une coutume tout à fait admise, étonnante uniquement parce qu'aujourd'hui depuis longtemps caduque, et qui trouvait son illustration la plus éclatante dans ces parties au sommet qui pouvaient s'étirer sur des mois.
    Car il ne faut pas perdre de vue que les promoteurs de tournoi, comme M. Matsutaro Shoriki justement, étaient de redoutables hommes d'affaires qui, s'ils investissaient des sommes colossales dans ces parties de go, entendaient bien tirer profit de la chose. Et qu'une partie, dont ils assuraient tout à la fois la publicité et la couverture dans leurs journaux, soit susceptible de s'éterniser, c'était bon pour leurs affaires.

    Et en ce qui concerne ce tournoi, M. Matsutaro avait d'ores et déjà de quoi se réjouir: au terme de celui-ci, le joueur désigné pour rencontrer Honinbo Shusai fut Go Seigen. Or, à l'époque, Go Seigen était, avec Kitani Minoru, la figure de proue du shin fuseki. Le shin fuseki, c'était une théorie nouvelle de l'ouverture au go, qui rompait totalement avec l'enseignement traditionnel. L'antagonisme entre ces deux enseignements était parfait, d'autant plus que Honinbo Shusai était l'incarnation même de cet enseignement traditionnel. Le shin fuseki, au moment où se prépare cette partie du siècle, était encore très peu connu du grand public, mais il n'était nul besoin d'être devin pour comprendre que le monde du go était à la veille de grands bouleversements. Pour preuve, il suffit de rappeler que les tenants du shin fuseki, à savoir Go Seigen et Kitani Minoru, avaient remporté les deux premières places lors de l'instauration de l'Oteai, le système de classement permanent des professionnels du go.

    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 Go_Seigen_and_Kitani_Minoru
    Go Seigen et Kitani Minoru

    Ces éléments vous permettent de comprendre la raison pour laquelle M. Matsutaro pouvait se réjouir. Il avait avec cette rencontre ce qu'on appelle une belle affiche, qu'il sut décliner savamment. La partie du siècle n'opposait pas seulement le Meijin Honinbo Shusai (9 dan) à Go Seigen 5 dan: le journal de M. Matsutaro la présenta aussi et tour à tour comme l'opposition de l'ancien fuseki au nouveau, de l'invincible Meijin au jeune prodige du go (Go Seigen n'avait que 19 ans), du Japon à la Chine (Go Seigen était d'origine chinoise). Et cette dernière opposition avait à l'époque une résonance bien particulière, car il ne faut pas perdre de vue qu'en 1933, les relations sino-japonaises étaient particulièrement tendues. Nous étions à la veille de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), que préparait une série d'incidents (1931: incident de Mandchourie; 1932: bataille de Shanghai). L'opinion publique nippone était donc particulièrement sensible au caractère international de cette confrontation, et M. Matsutaro sut en tirer tout le parti commercial possible (de fait, au cours de cette partie, le nombre d'abonnements à son journal augmenta de plusieurs dizaines de milliers), sans se rendre compte toutefois que c'était souffler sur les braises mauvaises du nationalisme.

    Pour l'heure, les pensées de M. Matsutaro étaient bien loin de ces considérations. Il avait un adversaire de rêve pour sa partie au sommet, il ne lui restait plus que les derniers détails techniques à régler. Les joueurs auraient vingt-quatre heures de temps de jeu chacun. Sans que l'on puisse savoir qui en décida ainsi, il n'y aurait pas plus de coups scellés (le dernier coup de la journée est consigné mais non joué et tenu secret) que de komi. A la place, blanc aurait le privilège de suspendre la partie à sa guise pourvu que ce soit son tour de jouer, comme le voulait, là encore, la tradition. Il n'y aurait qu'une session par semaine, pour ménager le grand âge et la santé du Meijin (Honinbo Shusai avait 59 ans). Et la question du handicap, pour finir. En raison de leur différence de niveau, Go Seigen avait droit à deux pierres de handicap, mais à la demande du journal qui ne pensait qu'en terme de spectacle, la partie se joua à égalité, sans aucune pierre de handicap. Décidément, pour cette partie, la tradition ne fut respectée que dans la mesure où elle servait ou, à défaut, ne gênait pas les organisateurs dans leur volonté de rendre cette partie sensationnelle et spectaculaire.

    Enfin, au terme de tous ces préparatifs, la partie pouvait commencer. Et le 16 octobre 1933, le premier coup fut joué.


    Acte II: L'inconscient, Go Seigen

    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 GovsShusai

    Difficile aujourd'hui de se faire une idée du cataclysme que causa le premier coup de Go Seigen. A nos yeux, son coup, joué au point 3-3, est un coup solide, irréprochable, en un mot correct. Mais il n'était pas correct en 1933, il était nouveau. Et même si Go Seigen ne l'étrenna pas à la partie du siècle, quelques mois seulement s'étaient écoulés depuis qu'il avait commencé à le jouer. C'est pourquoi nous pouvons dire que ce coup était du jamais vu.
    Il ne faudrait pas pour autant prêter à Go Seigen l'intention de faire sensation, et de profiter de sa partie avec le Meijin pour attirer tous les regards sur lui avec des coups scandaleux et absurdes, comme de nombreux spectateurs le crurent, et s'en offensèrent. Non, la vérité était beaucoup plus simple: Go Seigen était inconscient.

    Il était inconscient du prestige de son adversaire, l'invincible Meijin Honinbo Shusai qui régnait sans partage sur le monde du go depuis des années. Go Seigen confia même à l'occasion que, n'étant pas né au Japon, il était resté insensible au prestige attaché à ces titres, ce qu'il considérait comme une chance puisqu'il pouvait ainsi continuer à jouer sereinement contre cet adversaire. Adversaire qu'il ne jaugeait d'ailleurs que par sa force, qu'il considérait comme réelle et conséquente mais certainement pas imposante. En tout cas pas à ses yeux.
    Il était inconscient des enjeux, aussi bien financiers que politiques, comme peut l'être un jeune homme de 19 ans qui s'est exclusivement consacré à sa passion, le go; ou peut-être comme seul un sino-japonais peut l'être quand la seule activité de ses deux patries est de se monter l'une contre l'autre.

    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 Sansan
    San San

    Et enfin, il était inconscient de l'émoi que pourrait provoquer son ouverture, qui n'était pas autre chose à ses yeux que la simple continuation des ses expérimentations de l'époque. Si Go Seigen joua au point 3-3, c'était avant tout parce qu'il souhaitait continuer à étudier ce coup, à l'explorer; et quel meilleur adversaire pour en découvrir les développements que le meilleur joueur qui soit, le joueur le plus à même d'en déceler les failles, le Meijin lui-même? Pour autant, ce goût de l'expérimentation ne doit pas nous faire croire que ce coup ne découlait pas d'une stratégie, laquelle stratégie lui faisait choisir le point 3-3 comme étant le plus propre à lui assurer la victoire. Et pour être aussi complet que possible, ajoutons pour conclure que cette décision de Go Seigen pouvait aussi s'expliquer par un certain goût du risque, par le plaisir de jouer le tout pour le tout, advienne que pourra. En conséquence, il est évident que ce que Go Seigen fit en jouant ce coup choquant, ce n'était précisément rien d'autre que de jouer, dans l'acception la plus large et la plus noble de ce terme. La preuve, quand le maître de Go Seigen, Segoe Kensaku, lui demanda de lui expliquer pourquoi il avait joué ce fuseki-là, la réponse de Go Seigen fut lumineuse de simplicité et de laconisme. Il répondit:" C'était une séquence que j'avais envie d'essayer."
    En tout cas, rien ne lui était plus étranger que l'idée de vouloir déstabiliser le Meijin en jouant ainsi. Go Seigen savait, et apparemment il le savait mieux que la plupart des admirateurs de Honinbo Shusai, que le Meijin ne perdrait pas sa concentration pour si peu. En ce sens, c'était Go Seigen qui témoignait le plus de respect à l'égard du Meijin.
    Une fois le premier coup en 3-3 joué, les spectateurs eurent la surprise de voir Go Seigen jouer son deuxième coup en 4-4 dans le coin opposé, coup typique du shin fuseki là encore, partant inédit et étonnant. Quant à son troisième coup, Honinbo Shusai reconnut plus tard que même lui en fut frappé de stupeur: Go Seigen joua au tengen. Et c'est peut-être excessif de ma part, mais il me semble que ce fuseki de Go Seigen a conservé jusqu'à nos jours son caractère étonnant et singulier. Quoi qu'il en soit, ce fuseki fut un coup de tonnerre dans le Landerneau du go de l'époque.

    Jusqu'à présent, l'inconscience de Go Seigen l'avait bien servi, en le préservant des réalités intempestives. Or, celles-ci vont maintenant se rappeler à son bon souvenir, dans toute leur force. Car Go Seigen apprendra à ses dépens la leçon suivante: ne pas s'apercevoir d'un problème non seulement ne le résout pas, mais en plus vous ôte l'occasion d'y porter remède. Et c'est exactement dans cette situation que va se retrouver ce malheureux.
    Sans le savoir, sans bien entendu le vouloir et, qui pis est, sans le mériter en rien, Go Seigen va être la victime d'une véritable campagne de dénigrement, il va voir se déchaîner contre lui une trombe de haine. On lui reprocha assez son fuseki, que l'on associait à un manque de respect envers le Meijin! Les lettres d'insultes à lui adressées vont se déverser, c'est un moindre mal, à la rédaction du journal organisateur.
    Plus grave et plus inquiétant encore, des pierres furent lancées contre sa maison. Et cet incident-là est particulièrement révélateur. En effet, l'adresse de Go Seigen n'était pas connu, et le journal n'allait certainement pas la communiquer aux auteurs de lettres d'insultes. Obtenir cette adresse nécessitait donc des relations, du pouvoir. Il est donc plus logique de penser que les personnes qui lancèrent ses pierres étaient, plutôt que d'authentiques amateurs de go, de véritables forcenés instrumentalisés par tel ou tel personnage politique au discours nationaliste. Le pauvre Go Seigen fut probablement la victime d'une démonstration de force d'un parti politique xénophobe. Quoi qu'il en soit, je vous laisse imaginer ce qu'il advint de la concentration de Go Seigen, dans des circonstances aussi contraires. Comment jouer au go quand on craint pour sa vie?
    Le go, parlons-en. Après avoir joué ses trois coups fumants, nouveaux, Go Seigen paya son audace de pionnier. Certes, son fuseki inconnu de Honinbo Shusai avait de quoi prendre ce dernier au dépourvu, quoi de plus normal. Et la témérité de Go Seigen était d'autant plus admirable qu'elle n'était pas préméditée. Mais le revers de la médaille, c'est que Go Seigen, vous aurez peine à le croire, ne maîtrisait pas cette séquence lui non plus. Il dut improviser, dans les circonstances que vous savez, et ne parvint pas à tirer parti de son fuseki.

    Les difficultés commençaient à se faire jour. Peut-être qu'à ce moment-là, Go Seigen regretta d'avoir trop facilement accepté de renoncer aux deux pierres de handicap auxquelles il avait droit. Car à tous ceux qui pourraient aujourd'hui l'oublier, il faut rappeler que Go Seigen n'était pas encore la légende qu'il deviendra. Pour se représenter correctement la situation, et l'aberration que constitue cette partie jouée à égalité, il faut insister sur le fait que Go Seigen n'était à l'époque, et si j'ose dire, que 5 dan. Théoriquement, c'était l'autre joueur le monstre sacré: le maître Honinbo, le maître de l'école la plus prestigieuse; le Meijin, celui que tous sans exception reconnaissaient comme les surpassant; le nec plus ultra; celui contre qui même les plus forts, même les 8 dan prenaient un handicap. Voilà contre qui on demandait à un, excusez l'expression, simple 5 dan de jouer à égalité. Voilà l'aberration.

    Et comme si tout cela ne suffisait pas, Go Seigen allait bientôt s'apercevoir de l'autre piège dans lequel Honinbo Shusai l'avait précipité, avec l'aide volontaire ou involontaire de Matsutaro Shoriki.

    Acte III: Le coquin, Honinbo Shusai


    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 2jakoxy.jpg?alignright
    Honinbo Shusai

    Nous ne sommes plus à même de comprendre ce que représentait Honinbo Shusai à l'époque, en raison de l'importance prise depuis par Go Seigen, comme je l'ai déjà dit plus haut. Et quand bien même, nous n'en serions pas davantage capable de comprendre ce qu'était Honinbo Shusai, tant il différait de l'image que ses contemporains se faisait de lui. Or, cette compréhension est nécessaire si l'on veut pouvoir se faire une idée juste de ce qui va suivre.
    De l'image qu'il donnait de lui-même, je ne reparlerai pas. Le Meijin Honinbo Shusai était porté aux nues, idéalisé. C'était la statue du Commandeur. C'est entendu.

    Mais qui était vraiment ce Honinbo Shusai qui affrontait Go Seigen pendant la partie du siècle? Eh bien, je vais laisser la parole à Go Seigen lui-même, pour qu'il me serve de caution et donne le ton:"Est-ce que Honinbo Shusai était un être mauvais? Non, mais c'était une canaille, un vaurien. Je n'arriverai jamais à comprendre comment la [Nihon] Ki-in a pu diviniser pareil personnage." Car il faut bien se dire que le véritable Honinbo Shusai se cachait derrière sa légende, que je vais maintenant laisser de côté. Ainsi vous apprendrez que le maître Honinbo était au moment de cette partie un vieil homme malade. C'est un fait. Il était âgé de 59 ans et pesait seulement 34 kg. C'était aussi un joueur de go qui avait de plus en plus de mal à rester invaincu, en particulier face aux représentants de la nouvelle génération. Mais c'était d'abord et avant tout un homme qui aimait l'argent ainsi que le pouvoir que lui conférait sa place, et qui ne reculait devant aucune perfidie pour s'y accrocher. Et ses perfidies, qui furent d'autant plus nombreuses face à Go Seigen, que la menace qu'il représentait était grande, nous allons maintenant les détailler.

    Pour commencer, revenons un instant sur la question du handicap. Nous avons déjà vu comment il fut décidé que la partie se jouerait à égalité. Lorsque cette question fut soulevée, Honinbo Shusai se garda bien d'élever la moindre objection à cette requête, qui n'était pas la sienne mais le servait si bien.
    Honinbo Shusai savait faire flèche de tout bois. Ainsi, il avait cette particularité physique, d'avoir le buste très allongé. Quand il s'asseyait devant le goban, droit comme un i et le port altier ainsi qu'il en avait l'habitude, il surplombait ses adversaires, et l'impression était d'autant plus saisissante qu'elle était renforcée par sa grande maigreur. Il savait jouer à merveille de ce petit stratagème pour intimider un peu plus ses adversaires. Difficile de déterminer si Go Seigen s'y laissa prendre ou non, mais au vu de son fuseki audacieux, gageons que non.
    Mais qu'en était-il de son go, puisque à la base, c'était ce jeu qui devait constituer l'essentiel de cette partie? Eh bien, son style de jeu même portait la marque de son caractère: outre une impressionnante capacité de lecture et une non moins impressionnante lenteur à jouer, le style de Shusai était d'un classicisme absolu, ce qui ne l'empêchait pas d'être à l'occasion d'une brutalité inattendue et gratuite. Le coup 48 fut emblématique de ce style dans ce qu'il avait de meilleur et de pire: c'était un coup purement brutal, qui visait à écraser l'adversaire en l'intimidant. Shusai s'était en quelque sorte fait une spécialité de ces coups quasi-abusifs, que le succès pouvait justifier mais pas rendre honorables.
    Mais sa plus belle manœuvre, le piège que Go Seigen n'aperçut qu'une fois tombé dedans, ce fut d'instrumentaliser son état de santé, de se prévaloir de sa fragilité pour obtenir une semaine de repos entre deux sessions de jeu. Quel culot de sa part de prétexter un besoin médical de se reposer, quand on sait, et c'est aujourd'hui on ne peut plus avéré, que Shusai se servait de cet intervalle pour revoir la partie avec tous ses disciples de l'école Honinbo, pour l'étudier ad nauseam jusqu'à trouver les meilleures répliques. Je vous rappelle que blanc, c'est-à-dire Shusai, avait le privilège de pouvoir suspendre la partie n'importe quand, à condition que ce soit son tour de jouer. Et à chaque fois que blanc usa de ce privilège, et Dieu sait qu'il ne s'en fit pas faute, ce fut à un moment où il était en difficulté. Honinbo Shusai se plaignait alors d'avoir mal à la tête ou de se sentir fatigué, suspendait la partie, et se servait de la semaine de battement indûment et effrontément. Cette ignominie inqualifiable culmina lors de la huitième journée: à la reprise Shusai joua, et il ne fallut que deux minutes à Go Seigen pour répondre. A la suite de quoi, Shusai réfléchit pendant trois heures et demi pour ne rien faire d'autre que suspendre la partie. La situation dans laquelle il se trouvait était, vous l'aurez compris, particulièrement difficile.

    Ce qui nous amène naturellement au coup le plus célèbre de cette partie, le coup 160. Avant qu'il ne soit joué, la partie était encore serrée. Il n'était même pas exclu que Go Seigen puisse remporter la victoire. De son côté, Shusai pâtissait de cette partie interminable: il avait encore perdu du poids. Personne ne voulait voir se reproduire "une partie à vomir du sang" (célèbre partie de go au cours de laquelle Intetsu Akaboshi s'épuisa, et qu'il perdit juste avant de mourir), ne voulait voir le Meijin perdre puis mourir; et surtout pas les disciples de l'école Honinbo, défenseurs les plus acharnés et les plus intéressés à l'honneur de celle-ci. C'est pourquoi ils commencèrent à discuter avec les organisateurs de l'éventualité d'une suspension définitive de la partie. Pour raison de santé bien entendu. Mais du moment où le coup 160 fut joué, cette discussion fut très brutalement abandonnée.
    Le coup 160 fut un coup remarquable. C'était une réduction décisive et très habile, contre laquelle noir ne put rien. Voici ce que Honinbo Shusai nous en dit:"Il ne me restait plus que deux heures, je n'avais plus une minute à perdre. Et à ce moment crucial, je décidai pourtant de consacrer presque une heure de ce temps à me rasséréner. A la suite de quoi, libéré de toute préoccupation, sans plus me soucier de l'identité de mon adversaire ni de l'issue de la partie, je regardai le goban en simple spectateur et alors, dans un éclair, j'ai vu le coup 160." Cette version serait déjà suspecte si on se contentait de signaler que Shusai disposait encore de quatre heures à ce moment-là, et non de deux comme il prétendit se souvenir. Mais le vrai problème, c'est que nous savons depuis 1948 qu'il s'agit d'un mensonge éhonté de sa part. Le coup 160, le coup qui décida de l'issue de la partie, fut découvert par un de ses disciples, Maeda Nobuaki. Le Meijin avait triché et menti, une fois de plus.
    Et il allait aussi gagner. Car à partir de ce coup, blanc prit l'avantage, et à partir du coup 192, l'issue de la partie devint irréversible: noir perdit de deux points.

    La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin - Page 2 Maedachinji0
    Maeda Nobuaki

    Au terme de cette partie, et au moment de conclure, on pourrait rappeler qu'il s'agit de la seule que Honinbo Shusai parvint à gagner contre Go, et que c'était celle qui avait, et de très loin, le plus grand enjeu. On pourrait tout aussi justement affirmer qu'il fallut rien moins que le Meijin et la totalité des effectifs de l'école Honinbo pour arracher à Go Seigen une malheureuse victoire de deux points.
    Mais il me paraît plus juste de souligner que, si Go Seigen commit une erreur, ce fut de cantonner ses manœuvres et ses ruses au goban, quand celles de Shusai en débordaient largement. Une leçon dont Kitani Minoru saura se souvenir, quand il se confrontera à son tour au Meijin.


    Dernière édition par lepassant le Mar 5 Mai 2015 - 10:09, édité 30 fois
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par lepassant Jeu 23 Avr 2015 - 11:17

    Décidément, il faut croire que j'aime me faire du mal: je vous annonce ici la mise en chantier de l'article suivant. Il s'agira d'une sorte de continuation de celui-ci, puisqu'il retracera la dernière partie de Shusai, jouée contre Kitani Minoru, en 1938.
    J'ai beaucoup hésité avant de me lancer dans cette entreprise, car comme vous le savez peut-être,il existe déjà un livre qui retrace cette partie. Je veux bien sûr parler du Maître ou le tournoi de go de Yasunari Kawabata. Difficile de passer après un si grand écrivain, d'autant plus que contrairement à moi, il dispose sur ce sujet d'un témoignage de première main: il y était.
    Je vais pourtant essayer, modestement, d'apporter ma pierre à l'édifice, et d'écrire un petit quelque chose qui ne serait ni tout à fait inutile, ni tout à fait redondant.
    Vous jugerez sur pièce. Bientôt.
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par Thanakun Jeu 23 Avr 2015 - 15:23

    cool, le livre est très bien, mais tu expliques bien aussi, donc ça devrait être tout bien ^^
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par Yunzi Ven 24 Avr 2015 - 13:24

    Tout à fait. Encore un beau projet à suivre. Nous aurons peut-être plus de succès pour trouver des illustrations. Yep
    Horek

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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par Horek Ven 24 Avr 2015 - 13:56

    Super travail à la lecture très agréable ! Vivement le nouvel article !
    Ça permet de découvrir l'univers du go et ça change des tsumégos ^^ !
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par glandaf Sam 25 Avr 2015 - 22:41

    Il convient de signaler, même si cela a été abondamment rappelé plus haut, que cette lecture m'a -excusez l'expression- littéralement et littérairement scotché ce qu'il convient d'appeler "l'arrière train".

    Difficile de concevoir alors la stupeur et -si j'ose dire- les tremblements qui m'envahirent (à défaut de me réduire) à la vue de ce qu'il est convenu d'appeler un cataclysme typographique:
    lepassant a écrit:L'antagonisme entre ces deux enseignements étaient parfaits, [...]
    Il ne faut pas perdre de vue que selon l'approche orthodoxe classique on aurait accordé le verbe et l'adjectif ("étaient parfaits") avec "l'antagonisme", qui est singulier.
    S'agit-il d'une bravade, d'une simple inconscience, d'une recherche personnelle, d'un pavé dans la mare de la bienséance orthographique? Faut-il y voir les premiers signes d'une révolution littéraire? Difficile à dire...

    Au demeurant, il faut signaler voire insister sur le fait que la lecture de l'oeuvre est fort agréable.
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par lepassant Dim 26 Avr 2015 - 0:10

    Tu as raison, cette coquille m'avait échappé. Merci de me l'avoir signalé, je corrige sur-le-champ. N'hésitez pas à me le faire savoir si vous en voyez d'autres.
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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

    Message par kingwithou Dim 26 Avr 2015 - 0:40

    J'ai adoré ton article lepassant ! Je ne connaissais pas cet événement, et tu l'as très bien raconté Smile
    Ca m'a donné envie de tester ce Fuseki si décrié, mais il est trop tard pour jouer... ^^'

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    Documentation Re: La partie du siècle (1933), ou le bateleur, l'inconscient et le coquin

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